L’immense richesse des collections de manuscrits
en écriture arabe ne peut manquer de frapper dès le premier abord. La seule
bibliothèque de la Süleymaniye, à Istanbul, conservait ainsi il y a quelques
années, aux dires de ses conservateurs, environ cent mille unités, dont
soixante-dix mille manuscrits arabes, le reste étant en persan ou en turc. Pour
donner une idée de ce que représente ce trésor, nous rappellerons ici qu’il y a
dans le monde environ cinquante mille manuscrits grecs et un demi million de
manuscrits latins. Pour les manuscrits en écriture arabe, il faudrait, aux
dires de certains spécialistes, multiplier ce dernier chiffre par cinq ou
six.
Ce total si impressionnant s’explique par
plusieurs raisons. On songera, bien sûr, à la place centrale qu’occupe l’écrit
dans la civilisation musulmane. Il faut envisager aussi la grande diffusion,
dans le temps et dans l’espace, non seulement de l’arabe, mais aussi de
l’écriture arabe. Geoffrey Roger (1992 : IV, 359-361) a pu répertorier
cent vingt-neuf langues utilisant l’alphabet arabe : exclusivement pour
certaines, parfois aussi en concurrence avec d’autres écritures, comme pour
l’hébreu et le syriaque, l’espagnol ou le bosniaque. Dans l’espace, l’aire de
production des manuscrits en écriture arabe est énorme et les spécialistes de
leur étude, intéressés par les caractéristiques de telle production locale,
devront se déplacer, comme le remarque F. Déroche, “ de l’océan Atlantique
à la mer de Chine, et du détroit de Zanzibar aux rives de la Volga ”
(Déroche, 2000 : 25). L’aire de diffusion de l’écriture arabe tend à
recouvrir celle de l’islam, mais on prendra garde que tout manuscrit dans cette
écriture n’est pas musulman : l’exemple si important des manuscrits arabes
chrétiens, pour certains fort anciens, suffit à le rappeler.
Dans le temps, d’autre part, les manuscrits en
écriture arabe ont été produits sur plus d’un millénaire et ils ont constitué,
jusqu’à un passé récent – dans certaines régions, presque jusqu’à nos jours –
la forme la plus familière du livre. Leur étude n’intéresse donc pas seulement
le médiéviste, mais aussi le moderniste, sinon l’historien qui travaille sur le
monde contemporain. Il y a là une différence importante avec le monde
occidental. François Déroche a fait remarquer que le terme “ manuscrit ”,
pris dans le sens que nous lui donnons ici — c’est-à-dire le livre manuscrit, à
l’exclusion des documents, lettres ou autres papiers écrits à la main — est
attesté en français pour la première fois en 1594 : il est clair que la
généralisation de l’imprimerie a joué son rôle dans l’apparition du terme. Il
serait intéressant de connaître, en arabe, l’histoire du mot makh†û†,
qui désigne actuellement la même réalité, mais l’absence d’un dictionnaire
historique rend malheureusement la recherche difficile.
Peut-être est-ce en partie parce que, pour les
Occidentaux, le manuscrit est sorti assez tôt de l’usage qu’il est devenu un
objet d’études. Bien sûr, pour les langues classiques, l’essentiel a tout
d’abord consisté en la recherche des textes en vue d’une édition, et la valeur
du manuscrit était subordonnée à l’étude du texte qu’il portait. La
paléographie — l’étude des écritures anciennes — comme l’étude des aspects
matériels du livre se sont d’abord développées, sans aucune autonomie, à
l’usage de l’éditeur de textes. Au xixe siècle encore, alors que les règles classiques
de la philologie sont bien établies, et que les philologues connaissent la
nécessité de réunir et de classer le plus grand nombre possible de témoins d’un
même texte, bref, d’étudier, pour un texte donné, l’ensemble de sa tradition manuscrite1, l’étude du manuscrit pour lui-même n’est
encore guère développée. Il faut attendre le xxe siècle pour voir naître vraiment la
“ codicologie ”. Le mot lui-même est intéressant. Formé à partir du
mot codex, qui désigne le livre à
pages — celui que nous connaissons —, livre qui a remplacé, dans l’Antiquité
tardive, le rouleau, il apparaît vers 1950, non sans quelque flottement. Désignant
tout d’abord l’étude des collections de manuscrits, des bibliothèques et des
fonds, il s’est spécialisé et s’applique maintenant à l’étude du livre comme
objet matériel, ou, si l’on veut, à l’archéologie du livre : matériaux du
livre (supports et encres), reliure, cahiers, préparation de la page,
décoration. La paléographie, qu’on peut considérer comme une branche de la
codicologie ou comme une discipline indépendante, et la codicologie se sont
développées dans la seconde moitié du siècle passé. Avec l’histoire des
bibliothèques, des copistes, des possesseurs, elles contribuent à l’histoire
des textes, qui occupe une place non négligeable dans l’histoire intellectuelle
européenne. Toutes ces disciplines ont même acquis une certaine autonomie, faisant
l’objet de publications et d’enseignements spécialisés.
Par rapport à ce qui s’est passé pour les langues
occidentales, nous observons, pour les manuscrits en écriture arabe, à la fois
un parallélisme et un décalage. Comme pour les langues classiques de
l’Occident, c’est pour leur contenu que les manuscrits en écriture arabe ont
été tout d’abord recherchés, achetés, étudiés par les savants occidentaux ou
par leurs rabatteurs : c’est ce que rappelle, dans ce volume, Annie
Berthier. L’exceptionnelle qualité artistique de certains manuscrits, qu’il
s’agisse de calligraphie ou de manuscrits à peinture, ne pouvait manquer aussi
de retenir l’attention. Deux axes d’étude, jusque tout récemment, ont été, à
juste titre, privilégiés par les savants : la recherche des textes, et l’étude,
par les historiens de l’art, de manuscrits exceptionnels. La fécondité de
telles recherches est loin d’être épuisée, mais on peut noter que, par rapport
aux développements récents des recherches sur les manuscrits occidentaux, les études
portant sur le livre en écriture arabe ont connu un certain retard qu’elles
entreprennent maintenant de combler. Ces retards nous semblent concerner deux
domaines : l’histoire des textes et la codicologie.
On plaidera ici pour l’étude des manuscrits dans
leur banalité. Certes, il y a encore, dans les bibliothèques, bien des textes à
découvrir, et des manuscrits autographes à identifier. Mais les moyens actuels
de la recherche nous permettent aujourd’hui, malgré leur extrême dispersion,
d’étudier, sinon toutes les copies d’un même texte, du moins un grand nombre
d’entre elles. Nous insistons ici sur le terme de copie : dans les
bibliothèques, les manuscrits autographes sont l’exception ; les copies,
ou copies de copies…, sont la règle. Ces manuscrits, parfois d’assez petite
apparence, sont importants non seulement parce qu’ils nous permettent de
reconstituer un texte sous une forme proche de celle qu’il avait à l’origine —
c’est le but des éditions critiques — mais parce que, correctement étudiés,
avec leurs précieuses notes de possession ou de lecture, ils donnent accès à
l’histoire de ce texte, de sa diffusion et de sa réception auprès d’un public.
L’histoire intellectuelle du monde arabe, ou musulman, s’en trouve enrichie.
De tels travaux ne sont guère concevables sans
l’infléchissement, sensible ces dernières décennies, des études sur les
écritures et les aspects matériels du manuscrit arabe. La paléographie et la
codicologie arabes, en effet, ont acquis récemment une autonomie nouvelle, et
les centres d’intérêt se sont déplacés des objets les plus exceptionnels vers
une production plus courante. On voit quels sont les enjeux, non seulement pour
l’histoire intellectuelle, mais aussi — le livre manuscrit, surtout avec
l’apparition du papier, étant produit de façon massive —, pour l’histoire
économique.
Le regard codicologique sur le livre en écriture
arabe s’est donc développé plus tard que pour les manuscrits grecs et latins,
et on peut considérer l’année 1986 comme celle de la naissance officielle de la
codicologie des manuscrits en écriture arabe. Cette année-là, en effet, s’est
tenu à Istanbul le premier colloque sur les manuscrits du Moyen-Orient
(Déroche, 1989), et a vu la naissance, à Leyde, de la nouvelle revue Manuscripts of the Middle East. D’autres
colloques ont suivi2, une seconde revue est née3, plusieurs livres ont paru4, et de nombreuses expositions ont été
organisées, en France et à l’étranger5. Les manuscrits en écriture arabe sont de plus en
plus souvent mentionnés dans des colloques comparatistes : colloque de
l’ENS en 19906, colloque sur les papiers médiévaux en 19977… On trouve aussi le reflet de ce nouveau
regard dans les plus récents catalogues, par exemple le catalogue des
manuscrits persans de la BnF publié par Francis Richard. Il est intéressant
aussi d’observer combien il prend de plus en plus d’importance dans chaque
nouvelle livraison du catalogue des manuscrits arabes de la BnF : dans
celle de 1995, que l’on doit à Yvette Sauvan et Marie-Geneviève Guesdon, on
trouve des détails plus précis sur le papier, les cahiers et la reliure, les
peintures, décors, tableaux et figures. Notons aussi, avec le livre de A. Gacek
(2001), la récente parution d’un outil de travail très attendu : consacré
au vocabulaire arabe du livre, il est assorti de la bibliographie la plus
complète à ce jour.
La codicologie des manuscrits en écriture arabe,
aujourd’hui, est plutôt le fait de spécialistes occidentaux, mais deux livres
en langue arabe, qui ont paru récemment, le premier au Maroc, le second au
Caire (ce dernier entièrement en arabe)8 lui sont consacrés. C’est donc une discipline en
plein développement, avec ses spécificités, puisqu’on peut trouver dans ces
manuscrits, de la main de savants lecteurs, de transmetteurs ou de possesseurs,
des “ autorisations de transmettre ” et certificats de lecture
et de transmission, ou, autre exemple, des actes de constitution de livres en
bien waqf (ce qui leur donne le
statut, au profit d’une institution pieuse le plus souvent, de biens — en
principe — inaliénables).
Cette place croissante de la codicologie est
légitime, étant donnée l’extrême richesse des bibliothèques, surtout
orientales, en manuscrits en écriture arabe. Le but du présent recueil est de
donner un aperçu de ces richesses, non pas cependant en soulignant les aspects
les plus spectaculaires, par exemple de la calligraphie arabe, de la miniature
persane, ou de la découverte de textes rares — les exemples ne manqueraient pas
—, mais en réunissant quelques contributions représentatives, nous a-t-il
semblé, des tendances actuelles de la recherche.
Ce recueil commence par l’histoire des fonds et
des collections, avec la contribution d’Annie Berthier. La collecte des livres
orientaux en France a commencé au début du xviie siècle. Elle avait été précédée par la
recherche de manuscrits grecs et latins, mais s’élargit alors au reste du
monde. Elle s’impose avec Colbert, qui adresse à tous les consuls en poste une
circulaire leur demandant d’envoyer des livres. A. B. montre comment on
découvre progressivement la richesse des littératures orientales, grâce en
particulier à la traduction par Antoine Galland et François Pétis de la Croix
du grand dictionnaire bibliographique de Hajji Khalifa. Elle explique aussi
comment se précise une politique d’achat lorsqu’on découvre qu’il y a en Orient
“ des livres en quantité énorme ”. Dans une deuxième partie, A. B.
passe au traitement des collections ainsi amassées et aux problèmes qu’il a
fallu affronter pour se donner les moyens de les étudier, évoquant par exemple
ceux posés par la translittération et la typographie, ou encore par la
formation de spécialistes, traducteurs et catalogueurs notamment.
Lejla Gazic et Ramiza Smajic décrivent pour leur
part l’état des collections de manuscrits dans les Bibliothèques de Sarajevo.
La fondation de la Bibliothèque Gazi Husrev Bey, la plus grande de la ville et
la seule à avoir été épargnée, remonte à 1537. Ses collections comprennent
plusieurs milliers de manuscrits, contenant surtout des textes historiques et
juridiques, ainsi que les archives des tribunaux depuis la période ottomane. La
bibliothèque de l’Institut d’études orientales de Sarajevo, qui était la
seconde par son importance, déplore la perte de ses 5 263 codices, dont le plus ancien avait été
copié au xie siècle. Mais, alors que la Bibliothèque
nationale et universitaire de Bosnie-Herségovine a été totalement détruite en
1992, les manuscrits orientaux, qui étaient conservés dans les sous-sols du
bâtiment, ont pu être sauvés. La description des fonds de ces bibliothèques (et
de quelques autres, moins importantes) est suivie d’informations très précises
sur le catalogage, qui a pu reprendre activement après la guerre, grâce en
particulier au soutien de la fondation al-Furqân de Londres.
Gérard Troupeau s’intéresse à une méthode de
conservation un peut particulière qui consiste, pour les particuliers, à
déposer un ou plusieurs manuscrits sous la protection d’une institution pieuse
ou d’intérêt public de laquelle ils sont censés ne jamais sortir. En proposant
la traduction des actes de donation (waqfiyya-s)
trouvés dans quinze manuscrits arabes chrétiens de la BnF, G. T. étudie les
différentes indications qu’ils peuvent contenir, et montre qu’ils peuvent être
d’un grand intérêt — dans le cas présent, pour l’histoire et la géographie
ecclésiastique. C’est ainsi par exemple que deux manuscrits, acquis en 1671 à
Nicosie ont appartenu, selon leurs actes de waqf,
l’un à une église de Famagouste, l’autre à un monastère “ situé dans la
montagne de l’île de Chypre ”, témoignant ainsi de la présence d’une
communauté copte dans l’île jusqu’au xviie siècle.
Les six contributions suivantes sont consacrées à
la codicologie et à la paléographie. Les trois premières concernent le papier,
sujet sur lequel les publications se sont multipliées récemment. Dans la
première d’entre elles, j’ai étudié les différents types de papier qu’on peut
trouver dans les manuscrits arabes, le développement de leur fabrications dans
le monde arabe, l’invasion des papiers italiens en Méditerranée et les
réactions des artisans du livre arabe devant cette invasion, ainsi que les
papiers utilisés dans la chancellerie mamelouke au xve siècle, qui sont peut-être différents des
papiers employés en librairie.
La découverte, par Adam Gacek, d’une nouvelle
recette de fabrication du papier, provenant du Yémen au xiiie siècle est importante, car on ne connaissait
jusqu’à présent que la recette dite “ d’Ibn Bâdîs ”, copiée en
Ifrîqiyâ au xie siècle, qui est peut-être relative à un usage
ancien. Celle qu’édite et traduit A. Gacek, au contraire, par l’abondance et la
précision des détails techniques, semble refléter une pratique éprouvée. Elle
décrit la fabrication de papier baladî,
“ local ”, plus ordinaire que celui utilisé dans la chancellerie
mamelouke en Égypte, si on en croit la contribution précédente. Elle diffère de
la recette d’Ibn Bâdîs sur plusieurs points, en particulier par la nature du
matériau de base, une plante (le ficus
populifolia) qui est de la même
famille que celle employée par les Chinois pour leur papier. Le copiste,
d’origine indienne et de culture arabo-persane, utilise l’arabe et le persan
dans le colophon, ce qui souligne combien la frontière entre papiers arabes et
papiers persans est mal assurée.
La contribution de Francis Richard est consacrée
elle aussi à des recettes, qu’il a trouvées dans un manuscrit persan et dont il
propose l’édition et la traduction. Il s’agit cette fois de techniques de
coloration du papier (en vert, bleu-vert, jaune, pourpre, violet et orange). Le
texte contenu dans le manuscrit n’a pas de rapport avec ces recettes, et la
découverte de F. Richard est lisible seulement en marge, copiée en travers de
deux folios, sous la forme de notes laissées par un lecteur anonyme. On a là un
exemple original des informations inattendues que peuvent conserver les
manuscrits et des éléments susceptibles de se greffer autour du texte. La
découverte de F. R. est intéressante pour l’histoire du manuscrit comme pour
l’histoire des techniques de fabrication du livre persan, qui ont fait l’objet
de plusieurs publications récentes.
Les contributions suivantes nous font pénétrer
dans l’atelier du copiste, à un stade postérieur à la fabrication proprement
dite. Étudiant la façon dont est indiqué l’ordre des cahiers, feuillets et
bifeuillets dans les manuscrits arabes médiévaux, Marie-Geneviève Guesdon
constate que cette numérotation n’est pas destinée au lecteur mais que c’est le
moyen pour le copiste de chercher à empêcher les désordres accidentels qui
peuvent survenir aux différentes étapes de la fabrication du livre. Observer
comment sont numérotés dans les marges cahiers, feuillets ou bifeuillets, au
moyen de lettres, chiffres ou numérotation en toutes lettres — en arabe, copte,
syriaque, grec ou hébreu —, nous fait parcourir l’aire de diffusion du livre
arabe et fournit d’ores et déjà de précieuses indications chronologiques.
La constitution de groupes de manuscrits ayant des
caractéristiques communes est une démarche importante de la recherche en codicologie.
C’est ce qu’a fait Annie Vernay-Nouri, qui nous invite à prendre connaissance
d’une découverte récente qu’elle a faite dans les manuscrits arabes de la BnF,
en présentant une série de manuscrits de facture ottomane, datés ou datables
des xvie et xviie siècles et localisables en Turquie
semble-t-il, dont les marges sont remplies de gloses en écriture minuscule
affectant des formes figuratives ou disposées en blocs géométriques peut-être
plus originaux encore, à lire par double page, livre ouvert. Elle a pu
retrouver deux autres manuscrits présentant des traits semblables conservés
dans d’autres bibliothèques, et son corpus s’élève désormais à dix unités.
Exemplaires de luxe ou copies plus ordinaires, de même époque et produits dans
une même aire géographique, ils réservent au lecteur une surprise du point de
vue de leur contenu.
L’examen direct des manuscrits et de leur facture
n’est pas la seule source qui nous renseigne sur les copistes. Des textes assez
nombreux, encore mal réunis et peu étudiés, nous les font aussi connaître.
C’est ainsi que les colophons d’un certain nombre de manuscrits, mis en regard
avec des textes arabes, persans et turcs a conduit François Déroche à
s’interroger sur le métier de copiste, qui peut être appelé (ou se déclarer
lui-même) kâtib, nassâkh, kha††ât ou encore warrâq, et qui est parfois aussi mudhahhib (doreur), naqqâsh
(enlumineur) ou mujallid (relieur),
tandis que son lieu de travail peut être atelier princier, bibliothèque,
échoppe de libraire, ou domicile personnel… On aimerait, dit-il, connaître
l’influence du statut du copiste amateur et de ses conditions de travail sur
son style d’écriture, savoir distinguer le copiste amateur du professionnel du
livre, faire clairement la différence entre une écriture soignée, une écriture
professionnelle et une écriture calligraphiée. De la Perse à al-Andalus, les
pratiques ont varié et sont parfois surprenantes (comme celle de ces familles
entières — dont des femmes ne sachant ni lire ni écrire — qui copiaient des
livres à Shirâz xvie siècle).
Les trois derniers articles sont consacrés à
l’histoire des textes et de la culture. Le texte qu’étudie Henri
Hugonnard-Roche, conservé dans un manuscrit insigne de la BnF, est le produit
de quatre siècles de travail sur les traductions anciennes, syriaques puis
arabes, de l’Organon d’Aristote. Il
s’agit d’une copie du xe siècle faite sur l’autographe d’Ibn Suwar
(942-1017), l’un des philosophes les plus connus de son temps dans le domaine
de la logique, et l’héritier de la lignée des traducteurs les plus célèbres
depuis le cercle de Îunayn b. IsÌâq. Grâce à sa conception de l’édition
critique (Ibn Suwar choisit dans certains cas de mettre en regard plusieurs
traductions qu’il livre à la réflexion du lecteur), par l’addition en marge de
notes, gloses et commentaires savants qui conservent les leçons proposées par
des copies elles aussi extraordinaires, on peut aujourd’hui “ reconstituer
l’histoire textuelle d’un traité, l’évolution d’un lexique technique, la
généalogie d’un groupe savant… ”.
L’histoire des textes est aussi représentée par la
contribution de Jacques Grand’Henry, qui s’intéresse aux problèmes posés par la
transmission, dans les manuscrits arabes, du discours 40 d’un Père de l’Église
grecque, Grégoire de Nazianze. Il cherche, en comparant les leçons du manuscrit
le plus ancien avec celles de trois copies plus récentes, à déterminer si on
est en présence de plusieurs traductions ou d’une seule traduction révisée. Il
montre, par l’analyse de variantes lexicales, morphologiques et syntaxiques,
que la copie la plus ancienne (du xie siècle) est corrigée dans les copies plus
récentes, grâce à un retour au texte grec, qui permet plus de fidélité au texte
d’origine, par la suppression des calques trop flagrants, et par diverses
autres interventions : corrections de fautes d’arabe ou de
“ syriacismes ”, tentatives de “ classicisation ” et même,
dans un cas, “ islamisation ”.
La documentation sur l’histoire de la copie des
manuscrits en Afrique est beaucoup moins abondante, et Constant Hamès commence
par souligner combien les spécialistes restent, encore aujourd’hui, peu
intéressés par la production littéraire arabo-africaine. Pourtant, le début de
l’utilisation de l’écriture arabe en Afrique est attesté depuis le xie siècle, à
Gao, sur des stèles funéraires. Malgré cela, on ne situe les débuts de la
littérature autochtone arabo-africaine qu’à partir de la fin du xvie et
du début du xviie siècle, alors que Jean-Léon l’Africain
témoignait de la vitalité du commerce des livres à Tombouctou vers 1526.
Faut-il imputer cette contradiction aux conditions matérielles de la copie, à
la nature des supports disponibles, aux conditions de conservation des
livres ? L’article s’achève par un développement sur langues et écriture
arabe et sur l’arabisation de certaines langues africaines, surtout écrites,
qui ont acquis récemment le statut de “ langues islamiques ”.
L’ensemble de ces contributions, malgré leur
diversité et leur richesse, ne donne qu’un aperçu du domaine immense des
manuscrits en écriture arabe. On remarquera qu’il aura été le plus souvent
question, dans le présent recueil, des manuscrits arabes et, à un moindre
degré, des manuscrits turcs et persans, et qu’on aura parlé dans la majorité
des cas de livres “ médiévaux ”, avec quelques exceptions cependant.
Mais, plus qu’un tableau d’ensemble d’un domaine immense et divers, nous avons
voulu montrer simplement l’intérêt des nouveaux regards portés sur les
manuscrits en écriture arabe et faire connaître l’essor actuel des nouvelles
disciplines qui leur sont consacrées.
bibliographie sommaire
(pour la bibliographie la plus récente et la plus
complète, voir A. Gacek, 2001).
Binebine a. sh. (dir.), 1994, Le manuscrit arabe et la codicologie, Rabat, 123 et 129 p.
Déroche f. (dir.), 1989, Les manuscrits du Moyen-Orient, Essais de codicologie et de
paléographie, Actes du Colloque d’Istanbul (Istanbul, 16-19 mai 1986),
Istanbul/Paris, 144 p. + 32 pl.
Déroche f., 2000, Manuel de codicologie des manuscrits en écriture arabe, Paris, 413
p.
Déroche f et Richard f. (dir.), 1997, Scribes et manuscrits du Moyen-Orient,
Paris.
Gacek a., 2001, The Arabic Manuscript Tradition, A glossary of technical Terms and
Bibliography, Leiden, 269 p.
Hoffmann ph. (dir.), 1998, Recherches de codicologie comparée : la composition du codex au Moyen
Âge en Orient et en Occident, Paris, 326 p.
Roper g., 1992, Word survey of Islamic manuscripts, 4 volumes, xvi + 569, vi + 724,
vi + 716 et 489 p.
Sayyid a. f., 1997, Al-kitâb al-‘arabî l-makh†û† wa-‘ilm al-makhtû†â†/Le manuscrit arabe et la codicologie, Le Caire, 2 vol., ix-vii + 614 p. +
167 pl.
1 L’expression
“ tradition manuscrite ” leur a été empruntée ici, mais avec une
autre acception puisque, pour l’historien des textes, la tradition manuscrite
désigne l’ensemble des témoins conservés d’un texte et non pas l’ensemble des
traits qui caractérisent les littératures et les techniques de fabrication du
livre au sein d’une communauté culturelle.
2 À Paris en
1992, à Bologne en 2000.
3 Manuscripta Orientalia à
Saint-Pétersbourg.
4 Voir
surtout la bibliographie dans A. Gacek 2001.
5 Il serait
impossible de les mentionner toutes. Soulignons l’intérêt de l’importante
exposition sur “ L’art du livre arabe, du manuscrit au livre
d’artiste ” qui a été présentée à la BnF du 9 octobre 2001 au 30 janvier
2002.
6 Les Actes
ont été publiés par l’organisateur du colloque, Philippe Hoffmann (1998).
7 Actes
publiés par Monique Zerdoun (1999).
8 On les
doit à A. Sh. Binebine (1994) et A. F. Sayyid (1997).
Geneviève Humbert, «Introduction»,
Revue des mondes musulmans et de la
Méditerranée [En ligne],
n°99-100 - La tradition manuscrite en
écriture arabe, novembre 2002.
Pagination : 7-14.
Mis en ligne le : 27 avril 2006
Disponible sur : http://remmm.revues.org/document2916.html.